Irréversible

Réal. : Gaspard NOE

Samedi 22 juin 2002, 17h30, je rentre du cinéma, foudroyé, groggy, mal à l'aise. Mon envie : aller aux toilettes me vider de cette fange qui suinte de mes yeux et mes oreilles. Lorsque l'on vient d'être manipulé par le film de Gaspard NOE, IRREVERSIBLE, c'est la première chose à faire, si on n'a pas déjà vomi. 

Toute considération artistique mise à part, ce film réaliste n'aurait jamais dû être distribué.
Au risque de faire passer ce sado-maso-lubrico-réalisateur irresponsable pour un génie incompris, un martyre sacrifié sur l'autel du besoin sécuritaire des français (les sondages, les journalistes, et les candidats à l'Elysée nous l'ont assez seriné), la censure aurait dû "jouer son rôle". Manifestement, elle préfère collaborer à la démagogie (in)culturelle chronique des pays occidentaux et au prolongement d'une violence douce et globale qui s'insinue dans les viscères de nos enfants.
INCOMPREHENSIBLE ? NON. Puisqu'en fait ce brûlot s'inscrit dans la lignée de ces zoos humains que la télé-réalité exhibe depuis les années 80. 

Avec son loft pourri, ses stars pas très académiques, ses mésaventures Kho Lantaises, l'intelligence cathodique avait déjà un maillon faible. Avec son cocktail de sadisme, masochisme, vilenie, cupidité, vulgarité, humiliation, insulte, débauche, sexe, scatologie, insolidarité, la nouvelle télé-réalité avait déjà renvoyé Jacques Pradel à l'âge de pierre. Cette télé qui offre déjà Tout Pour S'abrutir (pub entrecoupée de divertissements abêtissants) aux spectateurs voués à la "hamstérisation"[1] nous avait mis à bonne école.
Avec le film de NOE, le reality-show de Pradel est renvoyé au Big-Bang.
La dignité de l'homme y est bafouée jusque dans son humanité. Car c'est bien d'(in)humanité dont il est question dans ce film.
La scène essentiellement incriminée : l'ultra-violence d'un viol insoutenable ; la sodomie, interminable, d'une femme par un détraqué, filmée avec réalisme, voyeurisme (?).
On pourrait trouver toutes les excuses à NOE : introspection de la nature de l'homme dans ses retranchements les plus bestiaux, leçon de prise de conscience aux hamsters déconnectés des justes valeurs par le matraquage télévisuel d'une violence aseptisée, etc.
NOE ne cherche-t-il pas tout bonnement à se frayer à travers la massification une image de "rebelle qui hante plus spécialement artistes, journalistes, intellectuels, écrivains, politiques. Il faut y voir bien-sûr une des valeurs refuges du narcissisme contemporain à une époque où le consensus nivelle les individus […]"[2]?

Apologie de l'humanité assiégée, ce film, quoi qu'en diront certains pseudo-intello-psycho-philosophes, est une incitation au crime contre l'humanité. Pas seulement parce qu'on y voit une femme violée et tabassée à mort dans un style crû, mais aussi parce qu'un taulard parle de sa fille qu'il a violée et qu'il s'arroge le droit de dire "LE TEMPS DETRUIT TOUT" (phrase inscrite à la fin du film comme un coup de point provocateur), parce qu'il justifie la vendetta, parce qu'il montre un homme inhumain, parce qu'il y est question de racisme anti-homosexuel, tout cela filmé de manière réaliste ; si réaliste que la frontière semble s'estomper entre la fiction (réaliste) et le (réel) fait divers.  Ce en quoi ce film s'inscrit dans la lignée de la télé-réalité et la dépasse.
D'abord  il s'y inscrit parce qu'il nivelle l'homme par le bas en exaltant son animalité. "L'exaltation de l'animalité débouche assez souvent sur un vitalisme qui met en avant l'instinct, récuse les entraves de la civilisation et toute espèce de morale, notamment judéo-chrétienne. En réclamant que l'homme soit rendu à sa part animale, on escompte du même coup que lui soit de nouveau autorisé un comportement conforme aux lois de la jungle"[3].
Ensuite, il la dépasse par sa violence et l'idée d'une possible transgression de la frontière fiction/réalité.
Comment cette velléité de transgression ne pourrait-elle pas conduire à réaliser des phantasmes inavouables, à passer à l'acte d'un voyeurisme assassin et cautionner l'idée d'une société déliquescente qui se shooterait aux faits divers sordides[4] ?

Mardi 25 juin 2002, 01h25. Cette scène de viol m'obsède toujours…

 

 


[1] Vincent CESPEDES, La Cerise sur le Béton (Flammarion, 2002, p. 322)

[2] Pascal BRUCKNER, Misère de la Prospérité (Grasset & Fasquelle, 2002, p. 49)

[3] Jean-Claude GUILLEBAUD, Le Principe d'Humanité (Seuil, 2001, p. 59)

[4] Voir  le film de Kathryn BIGELOW, Strange Days (1996)

 

 

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